La complainte de Bridget O’Connor : La famille Watts au banc des accusés

 

Drummondville, le 16 août 1901. Bridget O’Connor, une vieille dame de soixante-quinze ans, termine l’écriture d’une longue lettre destinée au Département de la Justice du Canada. Alitée et souffrante, la veuve de Robert Heriot relate dans le détail les événements qui ont mené à l’agression sauvage dont elle a été victime quelques jours plus tôt et qui découle, selon ses dires, d’un ordre du très réputé William John Watts, fils de Robert Nugent, dans le but de lui ravir ses titres de propriété. Les faits nous transportent à l’époque du décès de Frederick George Heriot, survenu en décembre 1843, et révèlent des détails troublants au sujet de sa succession et des rivalités qui opposent certains de ses héritiers.

La déposition lapidaire de dame O’Connor met ainsi en scène des personnalités notoires de notre histoire régionale et remet en question la glorification de certains de nos pionniers. Les premières accusations visent Robert Nugent Watts, un des héritiers de Frederick George Heriot, qui aurait obtenu frauduleusement plusieurs lots de terre du canton de Grantham. Dans son argumentaire, Bridget soutient qu’une partie des lots de terre obtenus n’ont pas été légués, mais bien vendus à Watts peu avant la mort du fondateur de la colonie, comme le confirme d’ailleurs son testament :

« Je [Frederick George Heriot] confirme, corrobore et approuve par mon présent testament un certain acte de vente à Robert Nugent Watts enregistré à Drummondville le cinquième jour de décembre 1842 voulant et consentant que ledit acte de vente soit exécuté selon sa forme et teneur […] »

Or, le montant de la vente – une somme de deux mille livres – poursuit-elle, n’a jamais été remboursée à qui que ce soit, ni au major-général Heriot, ni à ses héritiers, soit son mari Robert Heriot, son beau-frère Thomas Heriot et Robert Loring. La suite du long plaidoyer met l’accent sur une dispute survenue entre Robert Nugent et Frederick George, et vient renforcer l’hypothèse du non-paiement des lots de terre.

La veuve de Robert Heriot ne s’attarde pas sur la raison du conflit, mais sous-entend que la dette impayée de Watts est au centre de la tourmente. Dame O’Connor soutient même que le major-général Heriot ait demandé à un certain moment au couple Watts, qui occupait Comfort Hall à ses côtés, de quitter sa résidence tellement il se sentait lésé. La petite histoire veut que Charlotte Sheppard, épouse de Robert Nugent Watts, ait tenu tous les chandeliers de la maison éteints durant trois jours pour feindre qu’ils avaient quitté les lieux. La querelle aurait pris fin peu après grâce à l’intervention de l’abbé John O’Grady, un ami commun des deux parties.

Histoire vraie ou fabulation d’une vieille dame malade et rancunière ? Le mystère demeure, puisque le Département de la Justice ne semble pas avoir donné suite aux doléances de Bridget, qui est décédée peu après, soit le 15 décembre 1905. Si les recherches actuelles ne permettent pas de valider le plaidoyer de dame O’Connor, elles nous laissent toutefois croire que tout n’était pas parfait au pays de Frederick George Heriot, contrairement à ce que nous racontent la presque totalité des bouquins de l’historiographie drummondvilloise.

Le présent article ne relate qu’une infime partie de la complainte de Bridget O’Connor, dont une copie est conservée dans le dépôt d’archives de la Société d’histoire de Drummond, qui écorche également au passage les notables John Edward Hemming et Robert James Millar.

 

Visuel : Bridget O’Connor habite la petite maison blanche d’un seul étage, sise devant le parc Saint-Frédéric, rue Heriot, jusqu’à son décès survenu en décembre 1905. C’est d’ailleurs dans cette résidence que dame O’Connor rédige les doléances dont il est fait mention dans cet article. La photographie a été prise en 1909.

Source : Société d’histoire de Drummond, Collection régionale ; IC-3.1B8